On m'a demandé de parler de " la philosophie des programmes actuels de philosophie ". Comment comprendre ce titre ? On peut en effet parler de la philosophie des programmes d'histoire ou de la philosophie des programmes de mathématiques. Dans ce cas, l'expression désigne la mise en évidence d'une sorte de principe directeur dont l'agencement des programmes serait la réalisation. Il est clair que cette philosophie des programmes ne peut avoir de sens que parce que l'idée d'histoire ou l'idée de mathématiques comme disciplines instituées donne de la consistance à ce principe. De même en philosophie. Je ne parlerai donc pas d'une philosophie du programme qui s'intégrerait à ce qu'on pourrait nommer " philosophie des programmes ". je tenterai au contraire de montrer que la philosophie est à elle-même sa propre norme. Est-ce à dire que toute réflexion sur les programmes de philosophie doit commencer par répondre à cette question : " Qu'est-ce que la philosophie ? " je ne le pense pas. Dire que la philosophie est à elle-même sa propre norme, c'est d'abord affirmer que cette norme se découvre dans le lieu même où elle se réalise, dans le cours de philosophie des classes terminales. C'est à partir de cette existence objectivement déterminée qu'il faut réfléchir à la mise en Ïuvre d'un programme. Il ne s'agit pas de la convocation d'une idée ou d'un idéal, d'un principe transcendant. Je voudrais, tout au contraire' affirmer pour commencer que cette norme, ce principe sont absolument immanents à une pratique identifiable et que nous connaissons tous : l'enseignement lui-même. C'est donc de la présence du philosophique dans l'enseignement de la philosophie qu'il sera question ici. Cette présence, parce qu'elle est réelle, se laisse aisément décrire. Elle se constate de fait dans la communauté des professeurs de philosophie en exercice et se manifeste dans leur accord sur l'idée de programme, accord attesté par leurs réponses aux récents questionnaires. Mais, bien plus, dans l'examen attentif de ce qui se passe dans les classes, on constate qu'il s'agit moins de se conformer à une idée générale et abstraite de la philosophie que de se donner les moyens de réussir un certain travail, ce qui implique la prise en considération de ce que sont les élèves. La philosophie est donc le travail commun ou, si l'on veut, l'acte commun du professeur et de ses élèves. Ainsi, l'idée de philosophie n'est pas un modèle mais une force ou un instrument que chaque professeur met en Ïuvre. On peut parler à ce propos d'une convenance, au sens spinoziste du terme, entre les professeurs de philosophie. Cette convenance n'est pas similitude, mais désigne l'unité d'une communauté qui se construit par la pluralité et la diversité des relations entre les individus qui la constituent : accord, dissemblance, contradiction. Elle implique la reconnaissance par chacun des conditions de la réussite de son enseignement. Les professeurs de philosophie reproduisent en effet dans l'actualité de leur pratique ce que l'histoire de la philosophie nous apprend. Il n'y a de philosophie que parce qu'il y a des philosophies. Bien loin d'être un obstacle à l'évaluation de la réussite de cet enseignement, cette pluralité en est la condition puisque, en définitive, nous le verrons, c'est la singularité du discours de chaque élève qu'il s'agira d'évaluer lors des épreuves du baccalauréat. Parce qu'elle se situe dans l'organisation de cette journée, au début d'une seconde partie consacrée aux objectifs et après la partie consacrée à l'état des lieux, on pourrait croire que mon intervention a pour fonction d'assurer le passage entre le réel et l'idéal. Il n'en sera rien : je voudrais ici porter témoignage de ce qui se passe effectivement dans les classes de philosophie de l'enseignement secondaire. Définir, évaluer Mon embarras viendrait plutôt du sens à donner au terme " actuel " dans l'expression : programme actuel. Deux Groupes techniques disciplinaires successifs ont travaillé à l'élaboration des programmes de terminale. Nous avons aujourd'hui connaissance d'un avis du Conseil national des programmes dont on peut dire qu'il est négatif par rapport au projet du dernier G.T.D. et qu'il demande une sorte de remise en chantier. Et enfin nous voici réunis dans une journée disciplinaire, à l'intérieur d'un vaste programme de consultation. Cela m'entraîne à me demander : quel est le poids relatif des institutions ? Mais il ne me semble pas qu'il faille voir dans cette histoire des programmes le signe d'une crise de l'enseignement de la philosophie ; ce serait plutôt la preuve de sa vivacité et de son désir de prendre en compte les conditions réelles de son exercice. Il importe, en tout cas, de ne pas penser en termes de décadence ce qui est un changement de paradigme qui ne tient pas à la modification de l'exigence philosophique mais à des difficultés nouvelles qui sont celles de la société elle-même. Sans abdiquer, il nous faut cet effort commun de réflexion qui doit, à mon sens, autant que sur la forme et le contenu des programmes, porter sur les conditions réelles de leur mise en Ïuvre. À cet égard, le dédoublement des classes dans les séries technologiques a, de l'avis de tous les professeurs, considérablement amélioré la situation. La réflexion sur les programmes s'articule à la réflexion sur la double évaluation des élèves au baccalauréat et des étudiants candidats aux concours de recrutement. Mais cette articulation est quelquefois mal pensée. Il arrive ainsi que les procédures d'évaluation qui marquent la réussite ou l'échec d'un enseignement servent de principe pour la définition de cet enseignement lui-même. Curieux renversement. La formation initiale des professeurs, c'est-à-dire la préparation aux concours, ne consiste pas en la répétition d'exercices formellement définis ni en des réflexions abstraites sur l'art d'enseigner, mais en l'acquisition d'une culture philosophique qui seule peut donner sens à ces exercices et instituer l'étudiant en professeur. L'apprentissage des situations réelles d'enseignement prend tout son sens quand on a une claire conscience de ce qu'il s'agit d'enseigner. Il exige aussi la reconnaissance de ce que sont les élèves et non la nostalgie de ce qu'ils devraient être. De même, le baccalauréat n'est pas le but mais la sanction des études. Les professeurs sont bien conscients de sa forte valeur symbolique et de ses lourdes conséquences dans la poursuite des études et l'intégration au monde du travail. Ainsi évitent-ils, en général, de confondre la correction des copies de leurs élèves dans leurs classes, correction qui a une fonction pédagogique évidente, avec la simple notation des copies, à fonction discriminante, dans l'anonymat d'un examen. D'où l'importance des séances obligatoires d'entente et d'harmonisation qui réunissent tous les professeurs au moment du baccalauréat. La formation continue organise aussi, pendant l'année scolaire, des séances d'évaluation commune. La notation d'une dissertation de philosophie ne mesure évidemment pas la différence avec un modèle exigible : c'est un acte de jugement qui s'efforce d'apprécier la cohérence d'une argumentation selon la norme du sujet proposé. Le réel, les notions, les auteurs L'arrêté du 5 juillet 1983 définit le programme encore en vigueur. Il se compose d'une liste de notions et d'une liste d'auteurs. " Ces deux éléments du programme seront étudiés conjointement. " Pour le dire autrement, il me semble que, si l'expression " programme de notions " reste si souvent utilisée, elle l'est souvent à contresens. On oublie la présence des auteurs et la nécessité de leur étude conjointe. On oublie aussi de préciser que les notions sont des termes non techniques qui appartiennent au langage de chacun. Ce ne sont pas des titres de chapitres qui regrouperaient des savoirs à transmettre, mais le point de départ " naturel " de l'interrogation philosophique. Il est clair que les notions opèrent dans des champs de questionnement dans lesquels se rencontrent des objets identifiables : on peut qualifier ces champs comme anthropologique, psychologique, moral, social, économique, politique, religieux, logique, mathématique, scientifique, technique, symbolique, esthétique, métaphysique, etc. Leur énumération n'a pas ici pour fonction de garantir l'exhaustivité ou la clôture d'une encyclopédie. Elle désigne simplement la nécessité d'interroger la solidarité des divers types d'expérience du réel. La reconnaissance de ces champs rend possible l'interrogation sur les notions, en donnant lieu à ce que l'on pourrait nommer leçon de choses philosophique. Enfin, la lecture des auteurs n'a de sens que si l'élève y rencontre des prises de position déterminées, des modes différents de problématisation, des conflits identifiables et le phénomène des écoles de pensée. Il y fera l'expérience qu'il n'y a pas d'invariance des problèmes dans une philosophie que l'on supposerait pérenne. Lire les Ïuvres, c'est méditer sur cette articulation entre le singulier et l'universel : la philosophie, pourrait-on dire, a une histoire, elle n'a pas de passé. Il me semble donc que tout programme d'enseignement de philosophie est constitué par la conjonction de trois éléments : le réel, les notions, les auteurs. Il est de la responsabilité de chaque professeur de les agencer selon le mode de cohérence qui lui semble propre. Telle notion opérera à propos de tel objet ou de telle situation et donnera lieu à la convocation de tel ou tel auteur. Le programme fixe comme contrainte que toutes les notions soient étudiées, ce qui ne signifie pas que pour chacune d'entre elles l'élève ait appris ce qu'il faudrait savoir. Cela signifie que, pour chacune d'entre elles, le travail de réflexion et de la problématisation aura été fait. On comprend donc la liaison forte d'un tel programme avec cet acte philosophique qu'est la dissertation ; l'élève traite le sujet qui lui est proposé avec cette même liberté et cette même responsabilité qui sont celles du professeur dans sa classe, liberté d'argumenter la thèse qui lui semble juste, responsabilité de son discours propre. Cela implique, bien entendu, une réflexion sur la capacité de ne pas se méprendre sur les objets dont il parle, sur les conditions de pertinence de son propre langage et sur la légitimité d'éventuelles références. L'enseignement philosophique manque à sa fonction dès qu'il se laisse aller à autonomiser les trois instances qui le constituent. - L'autonomisation du réel : dans ce cas, le professeur se contenterait d'en témoigner ou de le décrire. Sous sa forme subjective, le réel serait le vécu, on privilégierait alors les valeurs de la sincérité et de l'authenticité. Sous sa forme objective, il serait tout ce qui se laisse décrire en position d'extériorité. Seule compterait alors l'exactitude de la description. Au-delà de la symétrie inverse de ces deux approches, on supposerait un réel univoque qui ne peut donner lieu qu'à un travail de présentation. C'est méconnaître tout ce par quoi il est obscur et nous résiste. Il faut être attentif à toutes les médiations qui constituent le réel comme objet de pensée. C'est la tâche du professeur de faire apparaître ces médiations : en tant qu'il est pensé, le réel est résultat. - L'autonomisation des notions : dans ce cas, on les penserait comme des principes rassemblant un savoir déjà constitué, à chaque notion correspondrait une suite de doctrines qui ferait du cours de philosophie un montage anthologique, un panthéon des philosophes. Les exigences abstraites d'une impossible encyclopédie conduiraient à convoquer le réel, non comme problème mais comme exemple, et les " grands auteurs " non comme mode spécifique de problématisation, mais comme illustration. C'est perdre de vue qu'il s'agit de faire réfléchir les élèves sur la mise en Ïuvre de leur propre parole, sur ses conditions d'exercice comme sur ce qu'elle implique d'impensé ou d'inconscient. Cette méconnaissance de ce qu'est la fonction d'un programme de notions entraîne des commentaires sans fin sur la longueur de leur liste. Il y a un malentendu. Réduire leur nombre n'est pas réduire le nombre des champs qui constituent le réel à étudier, mais réduire le nombre des axes d'interrogation d'un réel qui reste, qu'on le veuille ou non, le même. - L'autonomisation de la lecture des auteurs : elle consisterait à rendre les auteurs présents, par une sorte de commémoration culturelle, alors qu'il faut, si l'on peut dire, rendre les élèves présents aux Ïuvres. Lire un philosophe en classe de terminale, ce n'est pas faire de l'histoire de la philosophie, c'est apprendre aux élèves que la philosophie a une histoire, que cette histoire n'est pas autonome, qu'elle est liée à celle des sciences, des techniques, etc. L'histoire de la philosophie, avec ses méthodes propres, est indispensable à la formation des professeurs. Elle ne saurait servir de modèle à l'enseignement qu'ils dispenseront dans leur classe. Il ne s'agit d'ailleurs pas de garantir la capacité à reproduire des thèses, mais de faire comprendre qu'il s'agit précisément de thèses et qu'elles sont liées à un état du savoir et surtout à un état de la problématisation. Ainsi, lire un auteur ne doit pas conduire à penser comme lui, mais à penser par lui. La pratique de la philosophie Faire entrer le réel dans la classe, l'interroger à partir des notions dont on dispose pour le dire et le penser dans l'élément commun de la langue, apprendre à lire les philosophes : telle est la triple tâche du professeur. Non, ce n'est ni une illusion ni un préjugé que d'affirmer que le professeur de philosophie et ses élèves pratiquent ensemble la philosophie. L'exercice de la réflexion, moyen par lequel s'apprend la liberté de penser, a en effet pour fonction d'instituer l'élève comme producteur, à partir de la puissance de pensée qui est la sienne, d'énoncés philosophiquement consistants. L'acquisition d'un savoir est ici le moyen et non la fin de cet enseignement. On peut d'ailleurs noter qu'il n'y a pas de différence de nature entre un sujet de baccalauréat et un sujet d'agrégation. Me permettra-t-on de dire qu'il s'agit toujours de bien concevoir, bien juger, bien raisonner, bien ordonner ? Le professeur de philosophie n'est donc pas un médiateur culturel rendant accessible aux élèves un corpus de doctrines qui demeurerait dans une sorte d'extériorité. Il doit être en quelque façon, pour l'élève, la médiation de soi-même à soi-même, médiation intériorisée qui lui permet de découvrir ses propres forces de pensée, sa propre capacité de réflexion et de critique. L'appropriation de la philosophie devrait sans doute éviter les métaphores de l'enrichissement : mieux vaudrait leur substituer le projet de l'institution du sujet. Il faut enfin affirmer que le projet d'un enseignement philosophique porte lui-même un modèle spécifique de totalisation. Il s'agit, bien entendu, d'une totalité non additive, soumise à un principe interne d'agencement et d'organisation décidé par le professeur. Ce qui suppose que ce principe soit clairement exprimé par le professeur et compris par les élèves. C'est en cela que consistent, en effet, salutairement, réglementairement, la liberté et la responsabilité du professeur. je suppose que nul ne confond à ce propos la liberté et l'arbitraire. Ce n'est pas simplement dans l'ordre et l'agencement des leçons que cette liberté se réalise, c'est aussi dans la décision de ne parler que de ce qu'il connaît et de ce que les élèves peuvent apprendre. Être l'auteur de son cours, c'est pouvoir en répondre personnellement. De même, le cours ne saurait se disperser en considérations méthodologiques ni en leçons définies par leurs objets (que cet objet soit un élément du réel, un terme ou une notion ou la page d'un grand philosophe). Tout se tient en philosophie. Le caractère formel d'une méthode ou la dimension régionale d'un domaine d'objets ne constitue pas l'unité d'une leçon. Cette unité suppose la construction d'un problème. Pour conclure, il ne s'agit donc pas d'adapter l'enseignement philosophique à des " publics " différents. Il n'y a pas de philosophie-pour..., de philosophie différente pour des élèves différents. L'ambition ou l'intention est la même ; seuls varient les moyens mis en Ïuvre, le rythme de l'enseignement et les exigences de l'évaluation. On peut donc dire que si les programmes varient en extension de série en série, ils sont tous entre-expressifs. La quantité des notions qui constituent le programme varie, l'exigence commune est indivisible. Aujourd'hui, dans les séries technologiques et demain, sans doute, dans les lycées professionnels, l'enseignement de la philosophie doit obéir aux mêmes exigences. |