L'histoire de la philosophie a-t-elle une place au Lycée ?


par Christophe Laudou
Professeur de philosophie
Lycée Français de Madrid


      La question de la place de l'histoire de la philosophie dans l'enseignement secondaire en France est au cœur des polémiques suscitées par l'actuelle réforme des programmes. Clarifier ses enjeux contribuera peut-être à sortir le débat de la guerre de tranchées dans laquelle il s'enlise.
Avant de se demander s'il convient d'introduire l'histoire de la philosophie en classe terminale, il faut établir si elle n'y est pas déjà présente et sur quel mode. Plusieurs aspects sont à distinguer :

1. L'histoire de la philosophie est présente dans les manuels : même si la majorité d'entre eux adopte un plan non chronologique, l'histoire est toujours là sous forme de notices biographiques, de tableaux synoptiques, d'encadrés sur les écoles ou les périodes etc…
2. L'histoire de la philosophie est présente chez le professeur : impossible de faire des études de philosophie sans apprendre quelque chose d'elle, même si parfois la formation reste sur ce point très lacunaire. La culture historique du professeur éclate au grand jour lorsqu'il corrige l'épreuve du commentaire de texte : alors il se demande comment évaluer des copies totalement ignorantes de l'histoire, quand sa propre compréhension du texte est inséparable des connaissances historiques qu'il possède sur l'auteur et son œuvre.
3. L'histoire de la philosophie est présente dans le cours lui-même : même si la problématique du cours n'est généralement pas historique, il est pratiquement impossible d'aborder certains problèmes (l'origine de la philosophie), certaines œuvres (la Critique de la raison pure) ou certaines notions (le travail et la technique) sans se référer à l'histoire. De plus, à défaut d'enseigner l'histoire de la philosophie, la plupart des professeurs ont soin de donner quelques repères historiques aux élèves (les grandes périodes etc.).

Certes, le cours de philosophie en Terminale consiste à développer un problème formulé par le professeur qui est libre de ses références : mais les problèmes n'existent pas hors du temps, et leur position suppose une conscience historique du professeur, y compris chez celui qui ne se réfère pas explicitement à l'histoire pendant la leçon. Seule une fiction pédagogique nous autorise à aborder les problèmes philosophiques comme s'ils étaient atemporels, et le commentaire de texte au baccalauréat repose entièrement sur une telle fiction, qui a sûrement ses vertus et ses vices. En classe de philosophie, l'histoire a le statut d'ancilla philosophiae : professeurs, élèves, correcteurs du bac, tout le monde s'en sert et personne ne s'en vante. Il faudrait consacrer quelques paragraphes au rôle de l'anecdote dans l'étude d'un auteur ou d'une œuvre : sur un mode distancié, elle livre bien souvent une clé pour la compréhension du problème, même si le professeur ne manque pas d'ajouter que ce n'est là que la " petite histoire ". Pour nous, l'affaire est entendue : répondre à la question de l'introduction de l'histoire de la philosophie suppose de reconnaître que même dans le cours de l'adversaire le plus résolu de l'histoire des idées, l'histoire est déjà là.
Naturellement, dire qu'elle est présente ne signifie nullement qu'elle fait l'objet d'un enseignement : alors que les trois dernières années de l'enseignement secondaire dans la filière classique en Italie et que la dernière année du Bachillerato en Espagne ont pour objet l'histoire de la philosophie, l'année de Terminale en France prétend donner de la philosophie un enseignement "complet et élémentaire", selon la formule consacrée. Les avantages du premier système ne sont pas difficiles à établir : enseigner l'histoire de la philosophie, c'est tenter de transmettre à tous les élèves des connaissances nettement délimitées, chronologiquement ordonnées, et relativement aisées à évaluer ("expliquez la théorie des Idées de Platon"). L'inconvénient saute à la vue : le défilé des auteurs et des doctrines, sauf talent spécial du professeur, constitue pour la majorité des élèves, qui ont du mal à percevoir le sens de la progression, une école de scepticisme. Dans le programme italien, empreint du néo-hégélianisme de Benedetto Croce, le parcours historique est téléologiquement unifié par la référence à une philosophie de l'histoire déterminée, comme quoi le dogmatisme n'est pas nécessairement le contraire du scepticisme.
Plus ambitieux, le programme français prétend enseigner la philosophie en enseignant à philosopher (autre formule obligée). Il est évidemment susceptible du meilleur comme du pire : il est en grande partie suspendu à la personne du professeur, à sa compétence, à son bon sens, à sa personnalité même. Dans le meilleur des cas, cet enseignement transmet, outre une culture philosophique, un désir de philosopher animé du souci pour la vérité ; mais très peu suffit pour qu'il tombe dans les travers du charisme, de l'insignifiance ou de l'arbitraire. Qui d'entre nous, professeurs de philosophie, pourra se vanter d'avoir toujours su éviter l'un ou l'autre de ces trois pièges ? L'actuel programme, les épreuves du baccalauréat et les pratiques qu'ils engendrent ne sont donc pas exempts de risques. L'incertitude dans la notation des copies de philosophie n'est que la face visible de cet état de fait. On peut se demander si un des motifs les plus profonds de la réforme des programmes élaborée par le GTD Renaut n'est pas la volonté d'en finir à tout prix avec l'incertitude : les élèves, les parents, l'Administration, la société même auraient soif de mesurable, de contrôlable, de maîtrisable ! A céder à cette exigence, on voit clairement ce que l'on peut gagner : mais on perçoit non moins nettement ce que l'on pourrait y perdre.
A ma connaissance, personne ne propose de remplacer purement et simplement l'enseignement philosophique à la française par un programme d'histoire de la philosophie. Plusieurs, en revanche, réclament l'introduction d'une dose d'histoire dans le cours de philosophie des classes terminales : au fond, c'est le but du GTD Renaut lorsqu'il préconise d'ajouter aux traditionnelles notions une liste de questions, même si ce projet est obscurci par d'incessantes dénégations. Nous n'entrerons pas dans le nécessaire examen de la liste effectivement proposée. Seule nous intéresse ici la question suivante : à quelles conditions le croisement de la pratique pédagogique actuelle et de l'histoire de la philosophie est-il possible ?
Compte tenu du fait que l'histoire est déjà présente dans nos cours -qui n'a par exemple abordé en classe la théorie de la souveraineté et du contrat social dans le droit naturel moderne ? - on ne voit pas ce qui a priori interdirait une telle combinaison. A lui seul, un programme lesté de quelques thèmes historiques ne bouleverse pas notre pratique pédagogique. Le problème ne surgit que si l'on tient compte des épreuves du baccalauréat. Nous proposons de partir du principe suivant : en philosophie, il doit y avoir homologie entre le cours du professeur et l'exercice demandé à l'élève lors de l'examen. Si le cours est consacré à l'histoire de la philosophie, l'épreuve doit consister en une question de cours, de façon à vérifier si l'élève est capable de restituer des connaissances historiques. C'est le cas en Espagne, où l'épreuve d'accession à l'Université (Selectividad) accorde à l'élève une heure et quart pour répondre à des questions sur la doctrine d'un auteur.
La dissertation et le commentaire de texte, qui jouent un rôle si important dans l'enseignement secondaire et supérieur en France, sont le corrélat d'un cours magistral lui-même conçu sur le mode de la dissertation. La forme "dissertation" détermine le champ philosophique bien au-delà de l'épreuve du baccalauréat : "entre une thèse et une question de cours, entre une thèse et une dissertation, la différence n'est que de degré" (J.L. Fabiani, Les philosophes de la république p.60). On peut aussi bien dire que le programme détermine l'épreuve ou que l'épreuve détermine le programme. Si une modification du programme ne se traduit pas par un nouvel exercice, elle restera lettre morte. Inversement, tout changement dans les modalités de l'évaluation affecte l'organisation et le contenu même du cours.
Tirons-en les conséquences : une dose d'histoire de la philosophie en Terminale sera sans effet si l'actuelle épreuve, qui donne au candidat le choix entre deux dissertations et un commentaire de texte, est maintenue. En revanche, si un autre type d'exercice est introduit, qui fasse principalement appel à des connaissances historiques, c'est toute l'épreuve de philosophie, et partant, la nature même de notre enseignement, qui sera affectée. En dépit des proclamations du GTD, un exercice centré sur une question d'histoire, quand bien même il ressemblerait par sa formulation à l'actuelle dissertation, altérerait l'équilibre de l'épreuve de philosophie du baccalauréat. Et n'oublions pas que la difficulté d'un examen se ramène à celle de son exercice le plus facile. Est-ce à dire qu'il faut absolument renoncer à l'histoire de la philosophie, que notre pratique pédagogique est sacrée, intangible, éternelle ? Nullement. Les détracteurs du GTD Renaut oublient qu'on enseigne la philosophie sous d'autres latitudes. Quand ils s'arc-boutent sur la liberté de choix du professeur, ils tombent régulièrement dans l'illusion du libre-arbitre dénoncée par Spinoza : s'ils n'exceptaient pas leur propre pratique de la critique spinoziste, ils conviendraient bien vite que le libre décret du professeur est déterminé par des causes telles que le nombre d'élèves par classe, le niveau de l'établissement, l'horaire imparti, l'état actuel de leur corps et des corps environnants etc. Rien n'empêche d'introduire un petit nombre de questions historiques à condition qu'elles donnent lieu à une épreuve spécifique : nous disons épreuve et non pas exercice, puisqu'une question ajoutée à la dissertation et au commentaire détruirait l'équilibre de l'actuelle épreuve écrite. Comme il ne peut être question de créer une seconde épreuve écrite de philosophie au baccalauréat, ce pourrait être l'objet d'un oral obligatoire semblable à celui de l'épreuve anticipée de français. Il récompenserait l'élève travailleur, opérant ce renforcement du scolaire à l'école que prônent les disciples de Bourdieu. Sans ouvrir la boîte de Pandore de l'évaluation à l'écrit, il remonterait quelque peu la moyenne de philosophie. A condition d'être affecté d'un coefficient inférieur à celui de l'écrit, il ne bouleverserait pas l'esprit de l'enseignement à la française. Et peut-être le cours de philosophie gagnerait-il quelque chose du robuste empirisme de l'historien…. Dans ces conditions, nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que la partie historique du programme soit renouvelable, histoire de ne pas trop s'ennuyer à la longue.
Dans le programme proposé par le GTD Renaut, la liste de questions est comme un corps étranger qui met en péril l'ensemble de l'organisme. Telle que nous venons de la décrire, une dose d'histoire de philosophie pourrait en revanche jouer le rôle d'un fortifiant salutaire. Ne resterait plus alors qu'à déterminer la liste des questions au programme : il ne devrait pas être difficile de parvenir à un accord…

Ces quelques lignes montrent qu'on peut s'opposer au programme Renaut sans s'opposer à tout changement. Au vrais partisans d'une réforme de l'enseignement philosophique, elles disent qu'il ne faut pas jeter le manche après la cognée : les propositions de M. Alain Renaut ne sont pas les seules possibles. Nous ne croyons pas que notre suggestion rencontrera facilement l'accord du Ministère et de l'ensemble de la profession. Nous ne doutons pas qu'on puisse proposer d'autres changements, à la fois plus réalistes et mieux fondés en raison. Il revient aux partisans des réformes d'en apporter la preuve.

Christophe Laudou
Professeur de philosophie
Lycée Français de Madrid